Vendanges

Il existe dans la nature des êtres minuscules chargés de s’occuper de la croissance des plantes, des fleurs, des arbres et des fruits, des sortes de petites sentinelles de vie, qui veillent et s’activent jour et nuit. Dans certains pays on les appelle des elfes, dans d’autres  des gnomes, des trolles, des farfadets ou des nymphes, et chez nous : ce sont des lutins …

Les lutins travaillent avec les cultivateurs, les jardiniers, les paysagistes, tous ceux qui aiment  la terre, et ils leur soufflent les temps et les endroits où il faut planter pour avoir des légumes remplis de vitamines, des fleurs aux merveilleuses couleurs, aux parfums délicieux, et quand les hommes les écoutent : c’est magique !… Hélas, aujourd’hui, la plupart des hommes n’entendent plus rien, et les lutins qui ont deux fois plus de travail que naguère  s’épuisent et se désespèrent…

C’est d’ailleurs pour ça que Quentin, le lutin des raisins, s’est réveillé de  mauvaise humeur ce matin. Les saisons sont très en retard, complètement décalées, l’automne s’avance à peine avec ses teintes rousses et or, que l’hiver s’annonce déjà avec ses gelées blanches, et les vendanges ne sont pas faites ! Bien entendu, les hommes s’inquiètent, et Quentin doit fournir double travail, courir d’une grappe à l’autre, les retourner, les caresser, leur parler pour accélérer le mûrissement et c’est un travail harassant !

Cette fois là, il a galopé du matin jusqu’au soir et toute une partie de la nuit !… Et c’est presque toujours comme ça, alors qu’avant… Avant, il se promenait doucement, caressait le temps, avant Quentin riait souvent, mais le temps s’accélère, et quand le soleil se lève ce jour-là, il est si fatigué qu’il décide de rester dans son lit de mousse toute douce, et il se rendort …

Pourtant, bientôt, une petite voix avec une tendre odeur de fleur vient le réveiller : « Quentin ! Quentin ! Petit lutin des raisins, mon ami, c’est moi Simone, la lutine des anémones, la lutine rose indien ! Il faut te lever, tu ne peux pas abandonner ainsi la nature, c’est tous les jours qu’il nous faut travailler, donner de l’amour, collaborer !… Le temps presse, les grappes ne sont pas à maturité, et puis les hommes doivent vendanger ! » Quentin bafouille en se frottant un œil : «  Je suis trop fatigué !… Pour toi la saison est passée,  tu as juste à te prélasser, plus d’anémones, Simone ! Mon amie, s’il te plait, aide-moi, remplace- moi !… Quand ça sera ton tour, je te le promets, je viendrai t’aider, mais aujourd’hui… Simooooomomone, j’ai trop sommeil : je vais craquer! »

Simone soupire dans un sourire tandis que le ronfleur se rendort, si épuisé qu’il n’est même plus capable de prononcer correctement son nom ! Elle va lui rendre ce service… Entre lutins, on s’aide tout le temps, comme le faisait les hommes avant !

Trottinant entre les ceps, elle effleure le raisin de ses mains de pétales, chante et danse et accélère le mûrissement par ses paroles d’encouragement : « Raisins noirs, raisins blancs, nous n’avons plus le temps, par le soleil et par le vent, il faut mûrir immédiatement !… Prenez bien ma chaleur, recevez mon ardeur, sous mon souffle puissant : hisser bien vos couleurs ! » Et la lutine envoie si fort ses effluves, elle est si persuasive, qu’à la fin du jour toutes les grappes du territoire de Quentin sont prêtes pour la récolte, à une différence près : leur étrange couleur.

Le lendemain, les paysans qui arrivent dans les vignes croient avoir la berlue. Ils se regardent, haussent les épaules, balancent leurs casquettes en arrière en se grattant la tête,  ouvrent des yeux très ronds, et se mettent à parler entre eux : « Alors, ça ! D’mémoire d’ Robert, cultivateur, j’ai connu les sauterelles, l’mildiou, les vents de sable et toutes sortes de maladies des plantes, mais une chose pareille : jamais !… La nature est d’venue folle ! » « T’as raison, mon gars ! » ajoute le Fernand, « Et moi qui t’cause, ça m’fout les chocottes : parole de patriote ! »  « J’ai vu des raisins noirs, des raisins blancs, » dit l’ Roland, «  des ben dorés aux entournures, des verts pas mûrs et des violets, mais des comme ça : jamais !… Pensez-don, des raisins rose, rose comme une robe de fille ! » dit l’Camille, « … et pis pas à moitié rose, du rose très rose, rose fluo que j’ dirai !… Toute une vigne rose !… Mais qu’est-ce don qu’on va faire de ça ? » dit l’ François… « Pas du vin tout d’même !  » Et pourquoi pas ? « Ben, moi, j’oserai jamais boire un vin pareil… On sait pas d’où qui sort ?… C’est comme si on y avait jeté un sort ! »,  dit l’ Victor.Et ils parlent, ils parlent, et on se rend à la mairie où l’on épilogue sur les vents porteurs de pigments venus du Sahara qui colorent parfois les toits, mais il ne s’agit pas de ça. A voix basse, on évoque les secrets de la terre, les fées et les sorcières, on forme même un comité révolutionnaire de protection de la couleur du raisin ! Finalement, on vote, et la décision est prise de faire tout de même la récolte, et de fabriquer le vin comme d’habitude…

Quelques mois plus tard, le vin élaboré dans les grandes cuves à l’ancienne est prêt, et tout le monde se tord dans le chaix, mais ils rigolent jaune  car l’heure est grave ! « Ca va n’ête qu’une piquette pour fillette !… Et en plus, va falloir n’ la goûter, sacrée corvée !»

Personne ne veut se dévouer, ils ont peur de s’empoisonner ! Alors, on tire au sort. Un jeune cultivateur est désigné qui s’appelle Clément, et il est confiant, l’ Clément qui s’apprête à goûter   pendant qu’on fait silence… Les viticulteurs, réunis en secret, craignent le ridicule – « Faut pas ébruiter l’histoire et augmenter l’’absurdité ! « .Suspendus aux lèvres de Clément – ils guettent…

Le jeune homme fait tourner le vin dans son verre, le hisse à la lumière, observe par transparence la larme qui glisse le long de la paroi, mais il ne boit pas… Cela dure un long moment… Clément fait durer le plaisir, les hommes transpirent, enfin, il prend le vin dans sa bouche et les cœurs s’arrêtent … Clément fait glisser le vin, lape comme un chien, fait le même bruit qu’en se lavant les dents. Clément se rince la bouche au vin, claque la langue dans le palais, fait un bruit de succion, salive, active ses papilles, Clément goûte, crache, regoûte, recrache, goûte à nouveau et crache encore, remplit une nouvelle fois son verre, et sourit – ébloui !…

Levant le nectar rose au-dessus de sa tête, Clément déclare : « C’est le meilleur vin que j’ai bu de toute ma vie !  Même du temps de mon père, on n’en a jamais fait de pareil !… Jamais je n’ai rencontré un vin de cette qualité !… Nous tenons un grand cru classé ! » Stupeur des viticulteurs… Clément tend un verre au Fernand, méfiant : «  Bon Dieu, l’Fernand, je suis bien vivant, qu’est-ce-donc qu’ t’attends ? » dit Clément en riant. « Bon Dieu, d’Bon Dieu ! P’tête ben que l’patron du ciel s’est mis dedans ? », ricane le vieux en se servant. Et puis c’est la ruée: une mêlée de rugby, suivie de l’hymne à la joie !… Suspendus, subjugués, rassurés, ils éclatent  de  rire, ça  fuse de partout – un bonheur gros comme le postérieur d’ La Suzon !  A la deuxième « goûtée » : c’est L’ extase ! – il y aura beaucoup de goûtées !

On décide de créer une cuvée spéciale à l’unanimité : «  C’vin-là, pour sûr, on en causera ‘core dans cent ans ! » dit l’Fernand. « Mais, comment c’est-y qu’on l’a fait ? » demande le Papet. Et tout le monde reste bouche bée. «  Mais au fait, c’est vrai, comment c’est y qu’on l’a fait ? »« Pour l’instant faut d’jà l’vende ! » dit l’Antoine, très concret !

On s’arrache le vin rose fluo de la Californie à la Chine, de la Russie à l’Andalousie, de l’Argentine à l’Australie ! C’est un succès  dans le monde entier qui rend célèbre toute la contrée ! Sur internet les gens vont tenter de le copier. Le raisin se voit génétiquement modifié pour obtenir la couleur rose fluoré, mais rien à faire : personne ne peut y arriver, et personne ne sait comment égaler la cuvée !

L’année suivante, les vignerons qui ont gagné beaucoup d’argent et acquis une renommée internationale, donneraient n’importe quoi pour refaire le même vin. Mais, eux non plus ne savent pas comment, et ils ont beau ajouter du sucre, de l’alcool, et même tripatouiller la chimie, oui, oui, oui, chercher dans toutes les directions et puis parler, parler, parler, ils ont beau tout essayer : la nouvelle cuvée est complètement ratée. Déception, pleurs et grincements de dents : tout s’apprend !

Ici réside le mystère et le secret des lutins!…

Et personne ne sut pourquoi cette année-là le raisin avait une couleur rose indien et un parfum de fleur dans le vin… Et pas davantage en d’autres temps, en d’autres lieux, pourquoi naquit une anémone à la couleur noir raisin au parfum moussu de Quentin…